Le succès des superapps en Asie et au Moyen-Orient

Les superapps dominent les marchés d’Asie et du Moyen-Orient. Ces plateformes combinent la messagerie, les paiements, le transport, le commerce électronique et bien d’autres choses encore dans un écosystème numérique homogène. Le résultat est un niveau de commodité pour l’utilisateur qui entraîne une adoption massive.

WeChat, en Chine, est l’étalon-or. Ce qui n’était au départ qu’une application de messagerie est aujourd’hui une épine dorsale numérique tout-en-un pour plus de 1,3 milliard d’utilisateurs mensuels (2024). Paiements, achats, rendez-vous, tout se passe dans l’application. C’est l’efficacité à grande échelle. En Asie du Sud-Est, Grab et Gojek ont emboîté le pas en intégrant le covoiturage, la livraison de repas et les services financiers dans une interface unique. À elle seule, Grab compte 34 millions d’utilisateurs effectuant des transactions dans huit pays, tandis que Gojek a dépassé les 190 millions de téléchargements.

La raison pour laquelle ce modèle fonctionne si bien dans ces régions tient à trois facteurs :

  1. Démographie : Les populations urbaines et mobiles sont très engagées.

  2. Le soutien des pouvoirs publics : Les politiques proactives encouragent l’innovation numérique au lieu de la restreindre.

  3. Infrastructure de paiement : Les portefeuilles mobiles et les paiements par code QR éliminent les frictions dans les transactions quotidiennes.

Ces éléments créent un environnement idéal pour l’épanouissement des superapps. Mais en Europe, c’est une autre histoire.

La fragmentation du marché européen freine la croissance des superapps

L’Europe est un patchwork de langues, de cultures et de réglementations différentes. C’est une bonne chose pour la diversité, mais ce n’est pas le cas pour la mise en place d’un écosystème numérique unique. Une superapp qui prospère en Allemagne ne fonctionnera pas nécessairement en Espagne ou en Pologne sans changements importants.

En Chine, la mise en place d’une plateforme est relativement simple : une langue, un système réglementaire, un marché gigantesque. En Europe ? Pas tant que ça. Les entreprises sont confrontées à des difficultés pour intégrer les paiements, naviguer dans les lois sur les données propres à chaque pays et s’adapter à des préférences de consommation très variées. C’est un défi coûteux et long à relever.

« Pour qu’une superapp réussisse, elle doit s’adapter rapidement et de manière transparente. Le paysage réglementaire et consumériste fragmenté de l’Europe rend cette tâche difficile. Le succès sur un marché ne garantit pas le succès sur un autre, ce qui ralentit l’adoption et augmente les coûts opérationnels. »

Forte concurrence des applications spécialisées

L’économie numérique européenne est déjà encombrée d’applications spécialisées qui dominent leurs créneaux respectifs. Vous avez Revolut pour la banque numérique, Deliveroo pour la livraison de nourriture et WhatsApp pour la messagerie. En Géorgie, TNET développe sa propre super-application pour rivaliser avec ce marché saturé.

Le problème ? Ces applications sont déjà profondément ancrées dans les habitudes des consommateurs. Contrairement à l’Asie, où les superapps ont émergé sur des marchés moins concurrentiels, l’Europe bénéficie d’une grande fidélité de la part des consommateurs à l’égard de ces solutions existantes. Un nouvel entrant qui tenterait d’unifier ces services au sein d’une même plateforme se heurterait à deux obstacles majeurs :

  1. Fidélité des consommateurs – Les utilisateurs ne cherchent pas activement à remplacer leurs applications actuelles lorsqu’elles fonctionnent bien.

  2. Coûts élevés d’acquisition de clients – Convaincre les utilisateurs de changer de fournisseur nécessite des investissements importants en termes de marketing et d’incitations.

Les « superapps » prospèrent lorsqu’elles peuvent consolider des services fragmentés. Mais en Europe, ces services sont déjà bien développés et très compétitifs. Il s’agit là d’un défi structurel de taille.

Obstacles réglementaires et conformité au GDPR

Si vous souhaitez créer une superapp en Europe, vous êtes immédiatement confronté au GDPR-l’une des réglementations les plus strictes au monde en matière de confidentialité des données. C’est une excellente chose pour la protection des droits des consommateurs, mais cela rend la création d’une plateforme axée sur les données beaucoup plus complexe et coûteuse.

Les superapps s’appuient sur les données des utilisateurs pour créer des expériences personnalisées et transparentes. Elles analysent les habitudes de consommation, les données de localisation et le comportement de navigation pour recommander des services et rationaliser les transactions. Mais en vertu du GDPR, les entreprises doivent obtenir un consentement explicite pour la collecte et l’utilisation des données, ce qui nécessite une infrastructure supplémentaire, une conformité juridique et des mesures de transparence.

Et ce ne sont pas seulement les lois sur la protection de la vie privée qui ralentissent les choses. Les régulateurs européens adoptent une position agressive contre les comportements monopolistiques. Alors que l’Asie soutient activement la montée en puissance des plateformes numériques dominantes, l’Europe adopte l’approche inverse en limitant le pouvoir de marché d’une seule entreprise. Il est donc difficile pour une plateforme unique de consolider plusieurs secteurs sous une seule marque.

Ce paysage réglementaire ne rend pas les superapps impossibles, mais il élève certainement la barrière à l’entrée. Les entreprises ont besoin d’une expertise juridique approfondie et d’investissements importants en matière de conformité avant même d’essayer de mettre en place une superapp.

Préférences culturelles pour des services décentralisés

Même si les obstacles réglementaires et concurrentiels n’existaient pas, il resterait la question du comportement des consommateurs. Les utilisateurs européens ne pensent tout simplement pas comme leurs homologues asiatiques lorsqu’il s’agit de services numériques.

En Asie, les gens privilégient la commodité, même si cela implique de renoncer à une partie de leur vie privée. Une superapp élimine la difficulté de passer d’un service à l’autre, et les utilisateurs acceptent volontiers d’échanger quelques données personnelles contre cette efficacité. L’Europe, en revanche, privilégie le choix et la décentralisation. Les consommateurs préfèrent disposer de plusieurs applications spécialisées répondant à des besoins spécifiques, plutôt que de dépendre d’une plateforme unique et centralisée.

Il ne s’agit pas seulement d’une préférence mineure, mais plutôt d’un état d’esprit profondément ancré. Les consommateurs européens sont plus sceptiques à l’égard des entreprises qui détiennent de grandes quantités de données personnelles, et ils recherchent activement des alternatives qui leur donnent plus de contrôle. Il s’agit là d’un défi fondamental pour toute entreprise souhaitant lancer une superapp sur ce marché.

Toutefois, cela ne signifie pas que l’Europe n’adoptera jamais ce modèle. Cela signifie simplement que l’approche doit être différente, c’est-à-dire qu’elle doit respecter les préférences décentralisées tout en offrant des fonctionnalités intégrées.

Opportunités dans le secteur européen de la fintech

S’il est un domaine où l’Europe a de réelles chances de créer une superapp, c’est bien celui de la fintech. La finance numérique est déjà un moteur de croissance majeur sur le continent, les consommateurs exigeant des services financiers intégrés et transparents.

Prenez l’exemple de Revolut et de Klarna : ces deux sociétés ont constitué des bases d’utilisateurs importantes et fidèles en simplifiant les opérations bancaires, les paiements et les prêts. Ces plateformes, tout en étant des alternatives aux banques traditionnelles, sont également des écosystèmes qui pourraient s’étendre à des fonctionnalités de superapplications plus larges. L’ajout de services tels que l’assurance, le paiement de factures, le prêt de pair à pair et la gestion de patrimoine serait une évolution naturelle.

En fait, la finance intégrée, c’est-à-dire l’intégration de services financiers dans des plateformes non financières, est déjà une réalité. Les entreprises intègrent des solutions de paiement, des options de crédit et des outils d’enregistrement des entreprises dans leurs écosystèmes. Si une superapp européenne émerge, elle partira probablement de la fintech et s’étendra vers l’extérieur, plutôt que de la messagerie ou du commerce électronique comme en Asie.

« La clé, c’est la confiance. Les consommateurs européens confient déjà leur argent aux plateformes fintech, ce qui facilite grandement l’extension de ces entreprises à d’autres services. Le défi consiste à assurer une intégration harmonieuse tout en respectant l’approche de l’Europe en matière de confidentialité des données. »

Acteurs émergents et collaboration transfrontalière

L’Europe n’a pas encore de superapplication dominante. Mais certaines entreprises s’en rapprochent.

L’un des meilleurs modèles à étudier est celui de Careem au Moyen-Orient. A l’origine service de covoiturage, Careem s’est transformé en une superapp en ajoutant la livraison de nourriture, les paiements et d’autres services. Pour ce faire, elle s’est concentrée sur la convivialité, la confiance et les partenariats intelligents. Les entreprises européennes devraient s’inspirer de ce modèle.

En Europe, nous assistons déjà à des tentatives de collaboration intersectorielle. Si Klarna (paiements) s’associait à Just Eat (livraison de nourriture) et Bolt (transport), ils pourraient créer un écosystème de services qui ressemblerait à une super-application, même s’il est construit par plusieurs entreprises.

Le problème ? Les entreprises européennes sont habituées à se faire concurrence, et non à collaborer. Les superapplications prospèrent grâce à l’intégration et à l’interopérabilité, ce qui signifie que les entreprises doivent voir plus loin que leur propre secteur. Si les acteurs européens de la technologie travaillent ensemble, au lieu d’essayer de dominer des secteurs individuels, ils pourraient construire une version décentralisée mais connectée d’une superapp qui correspondrait aux préférences du marché.

Le rôle de l’aide gouvernementale dans l’adoption des superapplications

Il faut se rendre à l’évidence : les superapplications ne réussissent pas seules. Sur des marchés comme la Chine et l’Asie du Sud-Est, les politiques soutenues par les gouvernements ont joué un rôle considérable dans leur essor.

Le gouvernement chinois a soutenu activement WeChat Pay et Alipay, aidant ainsi les paiements mobiles à se généraliser. En Asie du Sud-Est, les subventions et les incitations fiscales ont accéléré l’expansion de Grab et Gojek. Ces initiatives commerciales étaient des stratégies nationales visant à stimuler la transformation numérique.

L’Europe ? C’est le contraire. Les réglementations sont conçues pour empêcher les monopoles, et non pour les créer. Si cela protège les consommateurs, cela ralentit également l’innovation numérique à grande échelle.

Si l’Europe veut des superapplications, les décideurs politiques doivent trouver un terrain d’entente. Cela ne signifie pas qu’il faille abandonner les protections des consommateurs, mais qu’il faut créer des incitations pour que les écosystèmes numériques prospèrent. Cela pourrait se traduire par des subventions pour le développement d’applications, des bacs à sable réglementaires pour tester de nouveaux modèles et des cadres de partage de données rationalisés qui concilient la protection de la vie privée et l’innovation.

« Si les gouvernements agissent comme des facilitateurs plutôt que comme des gardiens, l’Europe pourrait construire un écosystème de superapplications qui s’alignerait sur son paysage réglementaire et culturel unique. Mais sans soutien politique, toute tentative de création d’un tel écosystème se heurtera à un mur. »

Leçons tirées de la réussite des supermarchés

Le succès laisse des traces. Si l’Europe veut déchiffrer le code des superapplications, elle doit s’inspirer des marchés qui l’ont déjà compris.

Chine et Asie du Sud-Est

La Chine a adopté une approche descendante. Les initiatives gouvernementales ont soutenu les paiements numériques et le partage des données, ce qui a facilité l’intégration de services multiples par des superapplications comme WeChat et Alipay. L’Asie du Sud-Est a suivi le mouvement, l’adoption de la téléphonie mobile et l’urbanisation alimentant la croissance rapide de Grab et Gojek.

Moyen-Orient

La population jeune et urbanisée du Moyen-Orient a créé les conditions idéales pour les superapplications. Careem s’est développée de manière stratégique, en se concentrant sur l’expérience de l’utilisateur et l’intégration transparente des services. Un enseignement clé ? Les superapps n’ont pas besoin de commencer comme telles – elles peuvent évoluer, en commençant par un seul service fort et en se développant en fonction des besoins des utilisateurs.

Ce que l’Europe doit retenir

  1. Commencez par un service de base solide et élargissez-le. Essayer de tout construire en même temps est rarement efficace.

  2. L’expérience de l’utilisateur est primordiale. Si ce n’est pas plus facile, les gens ne changeront pas.

  3. L’alignement réglementaire est crucial. Les gouvernements peuvent être un obstacle ou une rampe de lancement – les entreprises doivent impliquer les décideurs politiques dès le début.

L’Europe ne reproduira pas le modèle chinois, mais elle peut appliquer ces leçons d’une manière adaptée à la dynamique de son marché.

L’avenir des superapps en Europe

Alors, quelle est la prochaine étape ?

Les superapps européennes ne ressembleront pas à WeChat ou à Grab, et c’est très bien ainsi. Le cadre réglementaire, la concurrence et les préférences des consommateurs de la région exigent une approche différente.

Voici comment cela pourrait se passer :

  • Une croissance tirée par la fintech – Des entreprises comme Revolut et Klarna pourraient d’abord devenir des superapplications financières, avant de s’étendre à d’autres secteurs.

  • Partenariats stratégiques – Attendez-vous à davantage de collaborations intersectorielles qui relient la fintech, le commerce électronique et la mobilité dans des écosystèmes de services interconnectés.

  • Super-applications décentralisées – Au lieu d’un acteur dominant, l’Europe pourrait voir apparaître un réseau d’applications qui collaborent tout en restant indépendantes.

  • Innovation pilotée par les pouvoirs publics – Les changements de politique pourraient accélérer ou entraver le développement des superapplications – la flexibilité réglementaire sera déterminante.

En résumé, le modèle des superapplications n’est pas mort en Europe. Le modèle des superapplications n’est pas mort en Europe, mais il doit être redéfini. Les entreprises qui parviendront à trouver un équilibre entre l’intégration et la décentralisation seront les grandes gagnantes. L’Europe aura-t-elle un équivalent de WeChat ? Probablement pas. Mais développera-t-elle un nouveau type de superapp qui correspond à son marché unique ? C’est un pari qui vaut la peine d’être fait.

Tim Boesen

février 6, 2025

12 Min